Chaque service a ses créatures légendaires. Elles n’apparaissent dans aucun manuel, mais tout le monde les reconnaît. Ce sont des collègues qui, avec le temps, ont développé des traits si marqués qu’ils sont devenus des figures mythologiques, presque des archétypes. Ils apparaissent dans les moments clés, influencent la dynamique du groupe, et font désormais partie du folklore professionnel. Voici cinq de ces figures, décrites avec affection et une pointe d’exaspération — mais aussi avec la volonté d’apprendre à vivre avec elles… ou au moins à en rire.
Évacuateur Fou
Aussi connu comme : le Prophète du Lavement
On le voit généralement apparaître au service de l’après-midi, avec un calme inquiétant et une conviction profonde : faire déféquer tout le service est une mission thérapeutique. Personne ne sait d’où lui vient son inspiration, mais il agit comme s’il avait reçu un mandat supérieur. Il mène sa campagne d’évacuation avec fierté, distribuant des lavements comme s’il s’agissait de caresses divines, proclamant après chaque intervention que le patient est désormais plus calme, plus serein, plus heureux. Sauf que la nuit venue, c’est l’infirmier ou l’ASA de garde qui gère les conséquences du miracle intestinal : lits souillés, alèses trempées, surblouses à changer toutes les heures. Évidemment, l’Évacuateur Fou n’est plus là.
Le Responsable des Protections
Aussi connu comme : le Gardien du Slip Absorbant Perdu
Pas besoin de badge ou de titre officiel. Il sait qu’il est le gardien des stocks d’hygiène, et il protège chaque paquet de protections comme s’il s’agissait d’or en barre. Personne ne connaît exactement sa fonction, mais tout le monde sait que si tu te trompes en réapprovisionnant une chambre, si tu utilises une protection en trop, ou pire, la mauvaise, tu risques une réprimande pire que celle de ton supérieur hiérarchique. Le Responsable des Protections connaît par cœur le nombre exact de changes dans le service, les tailles présentes dans chaque chambre, les réserves disponibles et les besoins estimés de chaque patient, même ceux qui sont partis depuis deux semaines. Il ne se contente pas de gérer : il juge. Il t’observe silencieusement quand tu prends une alèse de trop, mémorise chaque gaspillage, et parfois, émet des sentences. Le simple fait de savoir qu’il est dans les parages fait trembler même les plus aguerris.
L’Impératrice de la Douche
Aussi connue comme : avec moi, elle accepte toujours la douche
Lorsque, pendant la transmission, quelqu’un mentionne qu’un·e patient·e atteint·e de démence a refusé la douche, elle entre en scène, fière et sûre d’elle : “Avec moi, elle accepte toujours la douche.” Et c’est vrai. Mais ce n’est pas de la magie, c’est du judo.
Si tu entends des cris, de l’eau éclabousser, des bouteilles de shampooing tomber et un chariot renversé dans le couloir, c’est probablement elle. Et pourtant, miraculeusement, le patient ressort propre, coiffé et parfumé. L’Impératrice ne s’arrête pas devant un refus, elle le contourne avec une ténacité quasi japonaise. Sa motivation est inébranlable, sa méthode… discutable. Mais efficace. Les patients la respectent avec crainte. Les collègues la remercient en silence, soulagés que ce jour-là, ce ne soit pas leur tour.
Égolux le Bienveillant
Aussi connu comme : pour le bien du patient
Il se présente comme la conscience morale du groupe. Toujours un peu plus éveillé, un peu plus spirituel. Il parle lentement, avec des gestes doux, et un vocabulaire truffé de “présence authentique”, “relation aidante” et “centrage”. Mais derrière cette douceur, se cache une source d’énergie puissante : son propre ego. Égolux ne fait jamais rien sans préciser que c’est “pour le bien du patient”, même quand le patient, en réalité, est épuisé par ses attentions excessives, ses décisions unilatérales et ses interprétations très personnelles des besoins. Si tu proposes une alternative, il te regarde avec la compassion de celui qui sait que tu n’as pas encore atteint son niveau. Le problème n’est pas qu’il soit de mauvaise foi. Le problème, c’est qu’il est sincèrement convaincu.
Anciennotus le Conservateur
Aussi connu comme : on a toujours fait comme ça
Il ne crie pas, ne s’impose pas, mais il est là. Depuis toujours. Présence rassurante ou poids immobile, c’est selon. Chaque nouvelle idée, chaque mise à jour, chaque minuscule innovation est accueillie avec un soupir, un hochement de tête, et la phrase qui clôt tout débat : “On a toujours fait comme ça.”
Personne ne sait ce qui le pousse vraiment – besoin de stabilité ? nostalgie d’un passé plus simple ? paresse mentale ? Peu importe. Il n’a pas besoin d’argumenter, sa phrase est un dogme. On l’aime pour sa mémoire, on le craint pour sa capacité à tuer toute évolution d’un simple mot. Anciennotus est le miroir de chaque système figé par la peur de perdre ce qu’il croit avoir construit.
Et dans ton service ?
As-tu déjà rencontré ces figures mythologiques ? T’es-tu déjà transformé·e en l’une d’elles sans t’en rendre compte ? Ou en connais-tu d’autres, dignes de figurer dans le bestiaire sanitaire officiel ? Écris-le en commentaire. Il ne faut pas toujours une stratégie : parfois, il suffit de savoir qu’on n’est pas seul à rire — ou à soupirer — devant ces scènes.